LA LETTRE DU PEAL N° 49 :    15/03/2024
FÊTE, RENTABILITÉ ET CONSÉQUENCES  ENVIRONNEMENTALES

« Si la société de consommation ne produit plus de mythe, c’est qu’elle est elle-même son propre mythe. [...] Une sorte d’immense narcissisme collectif porte la société à se confondre et à s’absorber dans l’image qu’elle se donne d’elle-même. »

Jean Baudrillard, La Société de consommation.

Les humains ont toujours quelque chose à fêter. Ils utilisent pour cela divers moyens d’expression, qu’ils soient corporels, vocaux ou instrumentaux. Les fêtes sont omniprésentes en tous lieux et à toutes les époques. Elles sont nationales ou locales, collectives ou privées, traditionnelles ou modernes, profanes ou sacrées, laïques ou religieuses. Elles se retrouvent tout autant dans des milieux ruraux qu’urbains, chez les populations pauvres ou plus riches. Pourtant, malgré l’image assez simple que l’on se fait de la fête, la saisir semble plus difficile qu’il n’y paraît. En effet, il existe une multiplicité d’entrées possibles, pour penser ce qu’elle peut être ou ne doit pas être. Afin d’éviter ce problème de définition, nous prendrons, pour chacune des quatre Lettres de l’année 2024, une caractéristique particulière. De plus, nous tenterons d’appréhender quelques liens qui peuvent exister entre les fêtes et l’environnement. Mais, d’emblée, une question se pose. Si l’on admet globalement que la fête sert de mécanisme de régulation sociale, en quoi peut-elle devenir de nos jours, et cela dans certains cas, un facteur de destruction environnementale ?

Avant toute chose, considérons que la fête peut se traduire de deux manières. D’une part, elle peut signifier la retraite, le repli, le recueillement, voire le silence. Dans l’Antiquité, certains jours étaient « consacrés » (dies festus), et les activités y étaient limitées, avec quelques interdits (de travail, de mariage, de sang...). D’ailleurs, de nombreuses fêtes religieuses s’inscrivent dans cette logique de la retenue, rimant avec méditation ou contemplation. Mais, d’autre part, la fête peut renvoyer à l’exubérance et la frénésie. Elle favorise l’effervescence, voire la transgression. Les charivaris ou les carnavals en sont les archétypes. Les fêtes sont des moments d’expression répondant, comme pouvait le suggérer Émile Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, simplement à des besoins d’agir, de se mouvoir ou de gesticuler. Tout ici se traduit par le défoulement et l’excès. À partir de ces deux aspects, on pourrait penser que la fête va s’exprimer, ou se vivre, de manières fort différentes. Or, malgré cette opposition, n’existe-t-il pas un élément ou une fonction qui les réunit ? Pour répondre à cette interrogation, admettons que la vie quotidienne se compose d’un ensemble de contraintes liées au travail, aux études, aux déplacements, ou à bien d’autres obligations ou routines journalières. La fête permet alors de se libérer de ces pressions, qu’elles soient réelles ou supposées. Dans ce cadre, puisqu’on constate que les activités festives tendent à se multiplier et à proliférer un peu partout, on pourrait dire qu’elles résultent des diverses pressions actuelles qui s’amplifient. Mais est-ce là la seule raison ? On peut en douter. Partons plutôt de l’idée inverse, en supposant que les fêtes sont happées, comme bon nombre d’activités, par les ogres du marché et du commerce, comme s’il existait un lien effectif entre la « fête » et la « prospérité ». Les fêtes deviendraient dès lors un facteur important de croissance, qui serait essentiel pour le secteur économique. Cependant, n’existe-t-il pas aussi un impact sur l’environnement ?

Il ne sera même pas la peine ici d’évoquer les contrecoups de toutes les fêtes, avec leurs lots de déchets et de bruits. Prenons simplement celles de fin d’année, qui paraissent les plus typiques, en nous appuyant sur quelques chiffres significatifs. Voyons ce qui se passe avant, pendant et après celles-ci. Tout d’abord, en amont des fêtes et pour se rendre sur les lieux des réjouissances, les Français privilégient l’automobile (4,5 millions de kilomètres cumulés, représentant 62 % des émissions de gaz à effet de serre pour cette période). De plus, si les installations lumineuses correspondent à environ 57 000 tonnes de CO2, c’est surtout les achats des cadeaux qui représentent à eux seuls 57 % des émissions. On peut évaluer à environ 368 millions le nombre de cadeaux achetés. Si les jouets ont une place importante, il faut rappeler que 57 % de ceux qui sont vendus en France sont fabriqués en Chine, et seuls 7 % sont produits sur le territoire hexagonal. Pour leur part, les produits électroniques et les bijoux ont un bilan écologique accablant. Ensuite, pendant les fêtes, les résultats ne sont pas bien meilleurs. Selon l’ADEME, pour 2023, au regard des fêtes de fin d’année, la France a produit 6,3 millions de tonnes de CO2, soit 1 % de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre. D’après le Stockholm Environment Institute, déjà en 2007, sur les quelques jours autour de ces périodes, l’empreinte carbone par personne était de 650 kg d’émissions de dioxyde de carbone, soit la moitié de ce qui devrait être émis en un an, au seuil de 2050, selon les accords de Paris. Enfin, en aval des fêtes, si de nombreux cadeaux repartent dans le circuit de la distribution, les déchets restent le point noir. Certaines données montrent que, lors du repas de Noël, les Italiens jettent environ 440 000 tonnes de nourriture. Dans la même veine, les études Kantar (institut de données) expliquaient que pendant ces journées, en France, en Allemagne ou dans d’autres pays européens, l’augmentation des déchets était de 20 %. Pourtant, pour pallier cette situation assez extravagante, de nombreux organismes (associations, pouvoirs publics), d’obédience écologique ou non, conscients de l’ensemble de ces problèmes, tentent de s’exprimer. Ils font des propositions, des suggestions, donnent des « conseils de bonnes pratiques », des « conseils de budget » (fixez-vous un montant maximum à ne pas dépasser...) pour en arriver à des « comportements plus raisonnés ». Mais les résultats sont bien faibles, et rien n’y fait. Face à cette orgie de consommation, que dirait dès lors l’auteur d’origine japonaise Okakura Kakuzo qui écrivait déjà au début du xxe siècle dans son ouvrage Le Livre du thé : « La quantité de fleurs coupées chaque jour pour orner les salles de bal et les tables de banquets en Europe et en Amérique, et que l’on jette le lendemain, doit être énorme. [...] Dans l’Occident, la parade des fleurs paraît faire partie du décor de la richesse ; c’est la fantaisie d’un moment. Où vont-elles, ces fleurs, quand la fête est finie ? N’est-il rien de plus pitoyable que de voir une fleur fanée jetée sans remords au fumier » ?

Il paraît donc évident de remarquer que la terminologie de « fête » rime, aujourd’hui, avec celle de « rentabilité », où les calculs, les rapports et les bilans chiffrés règnent en maître. U2P (Union des entreprises de proximité) en 2020, invitait d’ailleurs « les Français à faire appel à eux pour le préparatif des fêtes ». Les discours restent concentrés sur une forme de rationalisme économique, puisque telle fête peut être pour les uns un « bon cru pour le chiffre d’affaires », pour d’autres une « période correcte sans être exceptionnelle », pour d’autres encore « totalement catastrophique ». Pour leur part, les économistes deviennent assez moroses, quand les dépenses des ménages français passent de 568 euros en 2022 à 549 euros en 2023 en ce qui concerne les fêtes de fin d’année. En d’autres termes, le slogan se résume à : « Lors des fêtes, dépensez plus et vous serez heureux. » Dans cette optique, les marchés financiers ne s’y trompent pas. Lors des fêtes (plus nettement en fin d’année), comme la production et la consommation sont démultipliées, cela engendre une certaine exaltation de ces marchés et une soudaine progression du cours des titres. Plusieurs causes à ce phénomène, comme l’intervention de l’État dans l’octroi des primes, pourraient être relevées. Mais c’est surtout dans la soudaine augmentation temporaire de l’emploi et le recrutement de personnel pour pallier la demande qu’il faut voir, selon certains auteurs, un moteur du PIB (ex : la filière espagnole d’Amazon recrute pendant ces périodes 4 500 personnes.). Les agents étant confiants, l’achat de titres financiers n’en devient que plus conséquent. À partir de ces quelques éléments, on peut dire que les fêtes sont utilisées afin de stimuler la dévotion à la consommation et de favoriser les achats compulsifs de biens et de services. Les fêtes, telles qu’elles sont conçues de nos jours, deviennent donc des moments phares d’activité et des périodes cruciales pour l’économie. Toutefois, comme nous avons pu le remarquer plus avant, le souci majeur est qu’on omet trop souvent, dans cette seule logique comptable, l’ensemble des effets délétères sur l’environnement.

En conséquence, on peut dire que de nombreuses fêtes sont entrées définitivement dans l’ère du marché, de la concurrence et de la compétition, dont le seul intérêt est le profit. Les fêtes religieuses se sont substituées aux anciennes croyances païennes. Aujourd’hui, le marché et le commerce se sont greffés sur celles-ci, avec leurs temples de la consommation qui attendent avec appétit les grands-messes festives. Certes, il n’est pas question de supprimer les fêtes, ce qui est d’ailleurs impossible. N’est-il pas plutôt nécessaire de les questionner et de repenser leur rapport à l’environnement ?