LA LETTRE DU PEAL N° 47 :    15/09/2023
DIVERSITÉ  ET ENVIRONNEMENT

 

 

Je cherchais à lui faire comprendre combien l’univers était riche d’épices aux parfums énervants […]. Pensant que ces noms le saouleraient ainsi que les odeurs, je lui nommais le benjoin, l’oliban, le nard, le lyciet, la sandaraque, le cinnamome, le santal, le safran, le gingembre, la cardamone, la casse fistuleuse, la zédoaire, le laurier, la marjolaine, la coriandre, l’aneth, l’herbe dragon, le poivre, le sésame, le pavot, la noix de muscade, la citronnelle, le curcuma et le cumin […]. Pour peu qu’il ait encore vécu, je l’ai rendu heureux.

Umberto Eco, Baudolino.

 

Dans les deux lettres précédentes (voir archives, Lettres nos 45 et 46), nous avons admis que si la forme des locutions changeait ou que de nouveaux mots apparaissaient, le fond des problèmes écologiques ne variait pas de façon substantielle. La mise en avant de mots d’ordre et à la mode, comme « durable » ou « transition », n’avait que peu d’impact sur la résolution des dégradations environnementales. De plus, nous avons montré que, lorsqu’un mot porte en lui trop d’ambivalences, il suffit de lui adjoindre un autre terme pour réduire son aspect négatif et le rendre acceptable. Il s’agissait de faire baisser la dissonance afin de rassurer les individus, tout en maintenant en place un modèle autodestructeur. Toutefois, les mots ne sont pas isolés et enfermés sur eux-mêmes. Ils sont intégrés à des langues qui se différencient les unes les autres et qui ont, plus ou moins, leur spécificité. Mais alors une question se pose : existe-t-il un rapport entre les langues, leurs mots et leur dynamique, et les problèmes environnementaux que nous vivons de nos jours ?

Avant toute chose, il est peut-être utile de revenir sur quelques éléments relatifs aux langues. Tout d’abord, on peut dire évidemment qu’elles sont des moyens de communication. Elles permettent de partager des informations, mais aussi des sentiments, voire des émotions. Ensuite, elles sous-tendent l’appartenance à un groupe ainsi qu’à un lieu. Marcel Mauss définissait la langue comme étant un trait caractéristique qui distingue une nation d’une autre. De ce patrimoine commun, on entendait par là qu’il puisse unir tous leurs ressortissants. Comme le relevait Maurice Godelier : « Le sujet social parle une langue qu’il n’a pas inventée et dont il ne connaît pas l’origine. Et dès qu’il parle une langue, il n’est plus seul en lui-même. Tous ceux qui la parlent sont déjà, en quelque sorte, avec lui, sinon en lui. » Cela suppose que, au-delà de nombreuses controverses anthropologiques, les langues et leurs mots affectent la vision que tout individu peut avoir du monde qui l’entoure. Les premières études de sociolinguistique, même si cela semble réducteur, admettaient d’ailleurs que les langues avaient leur propre structure. Ainsi, leur apprentissage engendrait l’acquisition de perceptions particulières du monde. Enfin, et cela pourrait être un point important, les langues relèvent d’enjeux d’appropriation et de pouvoir. En effet, contrôler une langue permet de surveiller et d’orienter les modes de pensée et les pratiques des populations. Un des meilleurs exemples, même si cela ne relève que d’une œuvre de fiction, est bien la novlangue créée pas George Orwell dans son livre 1984. À partir de ces quelques entrées très succinctes, que peut-on dire de la dynamique des langues, avant de regarder du côté des liens qui pourraient exister avec les dégâts environnementaux ?

Pour répondre, il faut relever deux points. Pour ce qui est du premier, on peut dire que les langues ne sont pas figées et fermées. Il existe toujours des apports et des ajouts extérieurs. Ainsi, elles apparaissent, se transforment, mais disparaissent aussi, comme ce fut le cas du grec, du latin, ou de bien d’autres encore. Cependant, si le rythme de mortalité des langues peut varier, celui-ci s’est nettement accentué avec le temps. Il s’est même accéléré de manière plus sensible dans le courant du xxe siècle. Les causes de cet effondrement sont multiples. Elles sont liées tant à des conquêtes militaires ou coloniales qu’à des facteurs démographiques, économiques, politiques, voire écologiques. Ce phénomène de réduction pose dès lors quelques interrogations, puisqu’il pourrait atteindre rapidement des proportions démesurées. D’après les quelques données dont nous disposons, il existerait, à ce jour, environ 7 000 langues répertoriées sur la planète. Or près de 3 000 d’entre elles seraient amenées à s’éteindre d’ici la fin du siècle. Pour sa part, l’Unesco table sur une disparition de la moitié d’entre elles. En définitive, avec cette disparition des langues et des mots, ce sont dans le même temps des visions typiques du monde et de l’environnement qui sont englouties. Il ne restera bientôt plus que quelques langues.

Venons-en maintenant au second point. Les langues disposent d’ensembles de mots plus ou moins importants. De plus, toutes possèdent une richesse de termes et d’expressions, sans parler des accents, des intonations ou des prononciations. Or celles qui sont actuellement dominantes semblent prises dans une sorte de délire technocratique, techniciste, bureaucratique ou comptable, comme on le voudra. En effet, quel que soit le sujet, il est aisé de constater la présence de mots récurrents et incantatoires. Plan, projet, action ou objectif, sans parler de croissance ou de progrès, de dialogue, d’ouverture, ou de compétitivité, se retrouvent dans la plupart des discours médiatiques, politiques ou économiques. Cependant, ce qui est l’apanage des experts ou des conseillers s’infiltre tant dans les instances étatiques ou internationales que dans les grandes ONG. Mais cette forme de langage se déploie aussi dans des myriades d’organisations ou d’associations qui les imitent inlassablement, pensant que leur utilisation sera un signe d’appartenance à cette classe sociale, avec le prestige qui devrait en ressortir. Tout ce petit monde va alors se rassasier de ces mêmes mots. Ces « mots plastiques », dont parlait le linguiste Uwe Pörksen, ont un haut degré d’abstraction et ne renvoient pourtant à aucun contexte historique singulier ou expérience humaine. Le dispositif lexical y est réduit et serait essentiellement utilisé à des fins idéologiques de propagande. Comme pour la novlangue, citée précédemment, en utilisant un registre de locutions intentionnellement simplifié, il ne sera pas nécessaire d’utiliser le mot « mauvais », qui est opposé à « bon », puisque par exemple le terme « inbon » semblera amplement suffisant. Certains mots ont alors tendance à dévorer leurs synonymes qui pourtant sont bien plus précis et chargés de sens. D’autres feront office de passe-partout et pourront être interchangeables à merci. Il suffit pour cela de prendre le cas des deux assertions suivantes : « La modernisation engendrera le développement » ou « le développement engendrera la modernisation ».

Il est temps maintenant de répondre à notre question de départ. De ces deux points, que pouvons-nous supposer quant à leur rapport avec les problèmes environnementaux ?  D’un côté, la diversité des langues semble balayée, et cela de plus en plus rapidement. Or, en les éliminant, on éradique des visions du monde dont le rapport à la nature était bien différent. D’ailleurs, dans nombre d’entre elles, la représentation des éléments fondamentaux que sont l’eau, la terre, le feu, et l’air n’a rien à voir avec l’image de simples ressources véhiculée par nos sociétés productivistes. À ce stade, n’est-il pas curieux de constater qu’il existe une nette ressemblance entre l’effondrement du nombre de langues, de leurs mots, et l’anéantissement de la biodiversité ? En effet, si la raréfaction du nombre de langues est en cours, dans le même élan, et comme le note l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), 75 % des milieux terrestres et 40 % des écosystèmes marins se sont dégradés. Ici, le rythme de disparition est cent ou mille fois supérieur au taux naturel d’extinction. D’un autre côté, la diversité des mots est aussi réduite, pour ne laisser place qu’à des mots-valises, des abréviations, ou des mots tronqués, dont l’univers numérique et informatique en fait à son tour ses choux gras. Tout semble alors dicté par quelques-uns dans le seul souci de renforcer leur profit ou leur pouvoir. Mais dans ce cadre, ne peut-on pas remarquer une nette correspondance entre ce langage abstrait, désincarné, comme l’aurait suggéré Ivan Illich, et l’artificialisation totale du monde ? Ces mots aseptisés ne sont-ils pas les miroirs de l’agriculture hors sol, de la nourriture sous plastique, du bétonnage, des matières synthétiques dans les aires de jeux, des produits uniformes et sans saveur, ou de tant d’autres ? On en oublie l’aspect charnel et réel, pour ne construire que des discours redondants qui ne changent en rien les choses et ne font que reproduire jour après jour les mêmes arguties techniques ou commerciales, sans modifier les effets dévastateurs. Dans ce contexte, et pour paraphraser Corine Pelluchon, qui traitait du développement technique, il ne faut pas s’étonner que tout cela s’accompagne de nombreuses régressions sur les plans social et politique, et l’on peut adjoindre environnemental.

En conséquence, même s’il n’est pas question de mettre en avant une similitude absolue, il paraît remarquable de constater qu’il existait une certaine ressemblance entre la dynamique des langues, de leurs mots, qui se profile, et le dépérissement de la biodiversité. Lorsque l’un s’appauvrit, l’autre semble s’appauvrir de la même façon. Mais est-il possible de sortir de cette spirale ?