LA LETTRE DU PEAL N° 51 : 15/09/2024
FÊTES, TERRITOIRES ET ENVIRONNEMENT
« Localement, dans un "pays", une vallée, voire un village, chaque société était autrefois pourvue d’une variété, d’une qualité propre de culture marquée par les spécificités de langage, de costumes et de coutumes, de vie collective et de fêtes. »
Bernard Kayser, La Renaissance rurale.
Les deux lettres précédentes (voir archives, Lettres nos 49 et 50) portaient sur les fêtes. Présentes partout et de tout temps, elles peuvent toutefois poser, de nos jours, quelques interrogations concernant leur orientation marchande. En effet, quels que soient leurs contenus et leurs objets, elles sont tenues d’être rentables et d’engendrer du profit, même minime, pour ceux ou celles qui les organisent. Dans cette situation, il semble évident que créer des fêtes nouvelles ou en revisiter d’anciennes devient un impératif qui relève du seul intérêt lucratif. Le souci, et non des moindres, est que ces fêtes se font au détriment de l’environnement, puisque cela sous-tend des déplacements pour y accéder, la production de déchets et, corrélativement, une consommation d’énergie importante. Pour le dire autrement, ce n’est pas la fête en soi qui pose question, mais son utilisation ainsi que sa marchandisation. Mais si on relie maintenant ces divers aspects non plus au temps, comme dans la Lettre antérieure, mais à la thématique territoriale, qu’en est-il de leurs conséquences tant sociales et culturelles qu’environnementales ?
Pour tenter de répondre, partons d’aspects généraux, avant de préciser quel type de territoire sera envisagé ici. Thierry Paquot admettait que les sciences humaines et sociales n’avaient pas la même conception du « territoire ». Celui-ci peut être envisagé comme un produit culturel. Il peut être analysé selon les nouvelles configurations spatiales en concurrence et en conflit. Il peut aussi être perçu comme étant diffus et éparpillé, déconnecté de l’habitat... Donc, il n’existe pas une seule façon de penser le territoire, et on peut même admettre qu’il n’existe pas en soi. Il n’est, en effet, qu’une construction sociale qui varie en fonction du temps et des lieux. Même en considérant des aspects purement physiques, le territoire reste instable et mouvant. Afin de limiter ce problème de définition, prenons le cas de la commune (en France) en tant que territoire spécifique. L’origine même du mot « commune » divise les historiens. Certains plaident pour dire qu’il vient des institutions municipales romaines, d’autres proposent de voir sa genèse dans des pratiques d’associations liées par serment entre tribus germaniques. En France, il existe des similitudes juridiques et administratives pour toutes les entités urbaines. D’ailleurs, depuis le décret du 31 octobre 1793 : « La terminologie de commune s’applique aux villes, aux villages ou aux bourgs. » Le découpage administratif français confère ainsi à une commune une autonomie de gestion qui lui réserve un domaine particulier d’intervention et qui relève d’une autorité rendue indépendante, sans qu’il existe un droit local. Chaque commune a ainsi sa spécificité et se démarque de l’autre. De plus, comme le soutenait Maurice Bourjol : « Le concept de commune, entendu dès lors dans sa signification première, est bien l’union indissoluble d’une communauté avec son territoire. » En définitive, la commune est définie par son nom, par son espace géographique, par ses histoires et son patrimoine, mais aussi par ses dynamiques culturelles propres. Enfin, elle a aussi ses fêtes typiques, célébrant un personnage ou un événement. Il est évident que bien des choses ont changé à partir des années 1980. Sans parler de globalisation ou de mondialisation, les lois de décentralisation ont favorisé une uniformisation de ces territoires, alors que paradoxalement la loi du 2 mars 1982 relative à la liberté des communes permettait à celles-ci de conserver leurs institutions traditionnelles, tout en élargissant leurs attributions. Au-delà de toutes les transformations similaires du bâti ou de l’infrastructure, et d’une standardisation de l’état d’esprit qui fondait les communes, qu’en est-il des fêtes ou de leurs fêtes ?
Envisageons un exemple. Les fêtes de fin d’années, et notamment Noël, sont des moments privilégiés pour les rencontres familiales mais de plus en plus pour le commerce. Dans ce contexte, quelles villes grandes, moyennes ou petites n’ont pas institué pour la fête de Noël leur « marché » ? Alors que rien ne les destinait à promouvoir ce type d’activité, pourquoi chacune d’elles s’en est emparée ? En effet, le marché originel de Noël a été créé en 1294 à Vienne en l’honneur de saint Nicolas de Myre et s’est ensuite diffusé en Allemagne. Il a fallu attendre 1570 pour que le premier marché de Noël s’implante à Strasbourg, avec quelques variations théologiques initiées par le protestantisme. Or, pendant très longtemps, il est resté le seul marché de ce type en France. Après de multiples vicissitudes, la commune de Strasbourg a accueilli en 2022, lors de cet événement, près de 2,8 millions de visiteurs. L’adjoint au maire en charge du commerce et du tourisme parlait, lors d’un entretien, de « chiffres excellents » et poursuivait en expliquant : « En décembre, l’hôtellerie a affiché un taux d’occupation de 90 %, c’était 83 % en 2019. » À ce stade, on peut constater que les aspects comptables jouent un rôle majeur. Dans ce sens, et puisque dorénavant tout s’exprime en argent, cette manne financière ne peut qu’aiguiser des convoitises et des envies. Ainsi, par pur plagiat, de nombreuses communes se sont approprié ce type de manifestation. Théoriquement, comme pouvait le montrer Gabriel Tarde, l’imitation n’est jamais une copie identique et peut être source de variations. Pourtant, le constat est plus amer puisque tout va fonctionner de la même manière, avec les mêmes petites cabanes, les mêmes stands, les mêmes produits et des animations quasiment similaires. Mais ce qui est valable pour la fête de Noël et son marché le devient pour bon nombre d’activités festives. Certes, il est évident qu’aucun territoire n’est totalement refermé sur lui-même, car chacun emprunte aux autres des valeurs ou des rituels divers. Cela se réalise par imitation. Dès lors, la première idée serait d’admettre que tout cela permet de dynamiser un territoire, de mettre en valeur le patrimoine, de faire connaître des lieux, de favoriser l’emploi, même ponctuellement. Mais tout cela n’est-il pas l’arbre (de Noël) qui cache la forêt (de lutins) ? Dans le cas qui nous occupe, les imitations se traduisent par une simple standardisation et une uniformisation de toutes les fêtes. D’ailleurs, il suffit aujourd’hui que, dans une commune, une fête et un événement associé soient organisés et surtout soient rentables pour qu’ils soient sans vergogne repris, sans enracinement, ou, pour filer la métaphore agricole, soient maintenus hors sol. S’il est évident que chaque commune, grande ou petite, attache de l’importance à la mise en place de fêtes, ces rituels identiques n’engendrent qu’affadissement, puisque toutes les communes réaliseront la même chose, parfois au même moment. Cela se double d’un autre problème relatif à la volonté d’attractivité. Tout fonctionne alors à partir d’une appétence à démultiplier les fêtes (livres, associations, brocantes...), se traduisant par une augmentation in situ de déchets, de pollutions diverses, de la malbouffe et d’une forte dépense d’énergie.
Comment traduire ces divers phénomènes ? Il est facile de constater que chaque commune est poussée par des logiques de rentabilité et d’efficacité depuis plusieurs décennies. Chacune est amenée à adopter des stratégies concurrentielles vis-à-vis de ses voisines, dont la présumée « fête » devient un vecteur important. Chacune tente de développer des logiques de captation, qui se traduisent par de l’agressivité à l’égard des autres communes. Chacune va adopter son style de marketing pour promouvoir son image, tout en dénigrant les autres, dans le but d’être la plus attractive possible. Ainsi, comme le relevait le géographe Roger Brunet, il y a plusieurs années dans Le Territoire dans les turbulences : « Le comportements d’isolat, voire d’hostilité à l’égard des voisins est loin d’être effacé et parfois s’exacerbe. » Dans ce sens, cette personnalisation des communes ne peut qu’engendrer des pathologies territoriales. Mais cela n’est pas tout car, dans cette exigence de compétition, les petits territoires peuvent-ils espérer survivre ? Lewis Mumford mettait en évidence les appétits de puissance, l’avarice et l’orgueil comme étant des éléments essentiels d’un régime de dominance des grandes villes et des métropoles. Le faible est condamné. La grande ville dévore tout et rend tout unidimensionnel. Ce monstre dissout les petits ensembles en imposant sa seule rationalité. Il ne reste alors aux petites communes que deux choix, celui de chercher à imiter sans grand succès les plus grandes, ou celui de tenter d’imaginer d’autres formes de fêtes, au risque bien évidemment d’être spoliées.
En conséquence, si pour les humains les fêtes sont des moments importants, elles le sont aussi pour les communes. Toutefois, à force qu’elles s’imitent les unes les autres dans le seul but d’accueillir le plus de monde possible et donc le plus de fonds, leurs instants privilégiés se banalisent, s’uniformisent et se transmutent en instances de consommation. Si les aspects culturels de chaque territoire, pourtant si riches, sont déstructurés, l’environnement ne s’en trouve-t-il pas également touché ?