LA LETTRE DU PEAL N° 52 : 15/09/2024
FÊTES NATIONALES,
DÉFILÉS MILITAIRES ET ENVIRONNEMENT
« À quelques pas de la galerie, les soldats de son escorte se mirent à chanter en chœur des chansons populaires à la mode. [...] Ses promenades d’insomniaque l’avaient conduit bien souvent jusqu’aux dortoirs de campagne, et de nombreuses fois il avait vu le jour se lever en chantant avec ses soldats des chansons de corps de garde aux strophes élogieuses ou moqueuses, improvisées dans la chaleur de la fête. »
Gabriel Garcia Marquez, Le Général dans son labyrinthe.
Comme nous l’avons souligné dans les trois Lettres précédentes (voir Archives, Lettres nos 49, 50 et 51), les fêtes sont, pour la plupart, entrées dans l’ère du marché et du profit. Elles deviennent centrales pour le commerce, puisqu’il s’agit, lors de celles-ci, de consommer et d’inciter à consommer le plus possible, malgré l’augmentation des déchets et des dépenses d’énergie qui en résultera. Si l’essence des fêtes locales et traditionnelles a peut-être disparu, le nombre des événements festifs montre qu’ils deviennent des enjeux importants. À l’aube d’une mondialisation toujours plus prégnante, les fêtes se démultiplient et s’entrechoquent. Ainsi, puisqu’elles révèlent un fondement commercial évident, elles obligent nombre d’organisations et de territoires à se copier les uns les autres. Il semble donc logique que cette imitation ait tendance à uniformiser les fêtes, voire à les affadir. Le temps était source d’argent, c’est dorénavant la fête qui en est l’origine. Toutefois, s’il existe une prolifération de fêtes, qu’elles soient religieuses, politiques, professionnelles, culturelles, sportives, artistiques ou autres, il est intéressant de regarder du côté de celles qui mettent en exergue la Nation. On interrogera les fêtes nationales, et la question sera de savoir quelles peuvent être leur justification et leurs incidences.
Chaque pays possède, sauf exceptions, comme le Royaume-Uni, sa fête nationale, dont la date correspond à un événement particulier, qu’il s’agisse du jour de son indépendance, de sa libération, de sa révolution ou de la prise de pouvoir par un personnage ou un groupe... Ces fêtes constituent un moment exemplaire afin de signifier l’union ainsi que l’appartenance à une identité nationale. Elles sont l’objet de discours, de manifestations, de commémorations, mais aussi de bals, de danses et de feux d’artifice. Elles ont pour principe de favoriser le lien et l’unité, et pour fonction d’englober dans un même instant tous les habitants. Elles sont dès lors des moments de réjouissances et d’agapes, et peuvent stimuler l’enivrement, la danse, les rencontres et l’amitié. Elles ont donc cette caractéristique essentielle de libérer les individus d’un ensemble de pulsions. Toutefois et de manière simultanée, ce qui d’ailleurs n’a rien d’anodin, dans de nombreux pays, un des points d’orgue est le défilé militaire, avec ses soldats, ses chars et ses avions. C’est un événement important qui mêle le peuple et l’armée. Si l’un des plus importants défilés est celui qui se déroule en France, le 14 juillet, et cela depuis 1880, ceux-ci restent également très présents dans nombre de nations, y compris celles dirigées par des autocrates ou des dictateurs. Disons que les défilés militaires sont des représentations glorieuses et solennelles, comme ceux qui étaient organisés lors des triomphes des généraux romains à la suite d’une victoire. Il y a là toute une théâtralité qui est bien orchestrée, avec ses costumes, ses gestes, ses objets, ses mouvements préréglés, ses acteurs et ses officiants. Tout cela est bien évidemment de plus en plus médiatisé, car ces moments restent des facteurs de communication sensibles pour le pouvoir. Toutefois, si l’on s’attache à ces seuls défilés, que signifient-ils véritablement ?
Les défilés militaires sont bien des spectacles et des mises en scène. Il n’en reste pas moins que la symbolique martiale et guerrière en est l’essence même. Il faut alors relever deux points. Le premier est qu’ils évoquent une démonstration de force et de puissance de la part d’un État. Ils montrent aux populations que l’armée n’est pas virtuelle, qu’elle est bien réelle et que l’« autre » peut, à tout instant, être belliqueux et batailleur. Mais ils attirent aussi l’attention des ennemis éventuels en affirmant qu’ils symbolisent la défense de l’appartenance et de l’intégrité territoriales, culturelles et identitaires ainsi qu’une forte détermination à les préserver. À ce titre, on sait que tout groupe a besoin, pour se constituer et se solidifier, de se créer des ennemis internes ou externes et d’imaginer qu’ils sont des menaces réelles. De ce fait, par l’intermédiaire de ces défilés, les États ne rappellent-ils pas sans cesse ce principe ? D’ailleurs, dans De la horde à l’État, Eugène Enriquez rappelait : « L’État ne peut naître, se développer, se fortifier que par la guerre : c’est pourquoi l’existence d’un État pacifique est impossible. » On peut dès lors se demander si la démonstration récurrente des défilés, en tant que marque d’identité et d’union, ne permet pas de conserver, même si cela reste dans le tréfonds des inconscients collectifs, ce qui relève de cette pulsion de mort qui pourrait à tout moment être réveillée. S’il est important d’éviter les débordements et les dérèglements éventuels, il est aussi possible de donner l’ordre de se méfier d’autrui et s’en défendre, voire d’offrir des voies pour le détruire. Dans ce sens, sous couvert d’appartenance et d’unité, le risque n’est-il pas de favoriser les nationalismes les plus exacerbés ? Si ces défilés attisent la fierté nationale des populations, ne risquent-ils pas de stimuler un patriotisme qui permettra par la suite de légitimer toutes les pulsions les plus agressives, les pulsions de mort, de haine et de colère ? Surtout lorsque certaines haines restent fortement ancrées dans les mémoires. Il faut pourtant admettre que tout cela n’est qu’une partie du problème, et il est nécessaire maintenant d’insister sur un second point. En effet, au-delà de cette théâtralité festive, le défilé militaire cache d’autres impératifs et enjeux. Olivier Schmitt, professeur de relations internationales au Danemark, suggérait que les objectifs des défilés étaient surtout des impératifs commerciaux, puisque la vente d’armes était une activité très payante pour les États et les gouvernements. Ces parades sont donc éminemment, encore et toujours, au service d’une logique commerciale et marchande. Pour le dire autrement, sous l’appellation de fête nationale, d’identité et d’union, on retrouve une fois de plus (comme pour les autres fêtes) et en sous-main le sacro-saint marché. Ainsi, que représente la somme de 3,5 millions d’euros investis pour le défilé du 14 juillet (parade, sécurité...), s’il est possible que la rentabilité ultérieure en soit très positive, même si les prises de commandes d’armement français ont baissé substantiellement entre 2022 et 2023. D’ailleurs, ce marché semble très lucratif, puisque les statistiques montrent que, dans le monde, les dépenses militaires représentaient en 2023 environ 2 443 milliards de dollars. À titre de comparaison, pour l’Unicef, le montant total des recettes prévues pour 2022-2025 était estimé à 25,9 milliards de dollars. Enfin, selon le SIPRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), la valeur totale des transferts internationaux d’armes en 2019 dans le monde était de 118 milliards de dollars. Donc il semble important pour les plus gros exportateurs et pour ceux qui achètent des armes de les magnifier lors de défilés.
On voit ici l’importance des parades militaires, que les populations applaudissent inexorablement et légitiment année après année, mais qui ne sont en fait que les vitrines d’un marché de mort et d’anéantissement. Sous couvert d’ordre et de discipline, se cachent tant le chaos et la destruction éventuels que le marchandage le plus sordide qui soit. Car, en définitive, que représente toute cette mise en scène, si ce n’est l’affrontement potentiel entre les hommes et surtout la possible disparition de tout ce qui les entoure ? Inutile de revenir sur le nombre de victimes des guerres qui gangrènent le monde, dont la plus meurtrière fut la Seconde Guerre mondiale, avec des estimations qui vont de 50 à 70 millions de morts. En revanche, il est nécessaire d’insister sur les impacts relatifs à l’environnement. La Conférence de Dubaï de 2023 sur les changements climatiques (COP 28) a, pour la première fois, insisté sur ce point en montrant que les conflits armés (sans parler de la dévastation nucléaire) engendrent la destruction de terres agricoles, la pollution des cours d’eau, des marées noires, des rejets nocifs dans l’atmosphère, des forêts brûlées et des effets parfois irréversibles sur la faune et la flore. Le film de Steven Spielberg, Cheval de guerre, narre d’ailleurs cette folie des hommes, sacrifiant huit millions de chevaux lors de la Première Guerre mondiale. Mais qu’importe, car on continue à investir dans les armes et à les mettre à l’honneur lors de la fête nationale.
En conséquence, il existe une antinomie entre la fête, d’un côté, qui représente la vie, et la guerre, qui signifie, d’un autre côté, la mort. Pourtant, les défilés militaires, lors des fêtes nationales, tentent de les mêler, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Faudra-t-il alors envisager de supprimer les nations, et surtout ceux qui les portent aux nues, pour éviter les guerres et rendre aux fêtes leur seul esprit de convivialité ?